Les descendants des „Täter“ peuvent-ils contribuer d’une manière constructive à développer le travail de la mémoire dans l’ avenir?
Il n’y a pas très longtemps, j’aurais répondu à cette question en hochant ou secouant la tête. Aujourd’hui j’ ose quand-même participer à cette échange qu’on souhaite établir entre les descendants des victimes et des “Täter” en parlant de mes expériences personnelles.
En faisant des recherches sur l’histoire de mon père ….
Une précision retardée
En 2006, juste avant de prendre ma retraite à un lycée de Hambourg, j’ai appris par un ami historien que mon père n’avait pas fait partie de la “Wehrmacht”, l’armée allemande hitlérienne, au „front russe“ comme l’affirmait la légende familiale, mais des „Einsatzgruppen“ – unités d’attaques des SS qui servaient à anéantir les fonctionnaires communistes et les juifs – en Ukraine de juin 1941 jusqu’à janvier 1943. Je n’en avais rien su du tout et je ne m’étais pas fait non plus une idée précise de son attitude et de ses activités pendant l’époque nationalsocialiste. Bien que nous fussions une famille très communicative, il n’avait presque jamais été question de ce sujet-là. L’ année dernière, quand j’avais enfin terminé mes recherches sur mon père et me mettais à les réunir pour la publication d’un livre envisagée à Neuengamme, la décision était prise: j’allais rendre publique cette période de l’histoire de ma famille.
Affaire personnelle ou affaire publique?
Au début je n’avais pas été poussée que par une seule motivation, celle de vouloir savoir jusqu’à quel degré mon père avait été impliqué dans les crimes du nationalsocialisme. Après plus de sept années, hésitant souvent et interrompant mes recherches de temps en temps, je m‘arrêtais. J’avais l’impression d’avoir étudié la plupart des sources disponibles et de pouvoir en tirer mes conclusions: mon père – il n’y avait pas d’autre moyen que de l’ associer aux complices et même aux “Täter” – vu qu’ il s’était mis, par une conviction profonde, à la disposition du système nationalsocialiste, et qu’il avait été aux ordres de la “Einsatzgruppe C” pendant un an et demi en Ukraine et encore autant de mois de la Waffen-SS en France jusqu’ à ce qu’il fût grièvement blessé en 1944, au moment du débarquement des Alliés.
Mais – et c’était le bilan que je croyais pouvoir faire – il n’avait jamais participé personnellement aux massacres contre les juifs ni les autres habitants des deux pays. Formulant ce résultat je terminai mes recherches privées, et je voulais qu’elles restent privées. Je ne les racontais qu’à ma soeur, à mon frère et à quelques amis. Une diffusion plus ample me paraissait inopportune, même inconvenante. D’autant plus que je me suis rendu compte, en réfléchssant sur mon père, de ma propre part dans cette absence de communication respective: mon pére n’avait pas parlé, il est vrai; mais moi, je n’avais pas non plus posé de questions.
Une conférence sur la transmission d’activités criminelles nazies dans les familles et dans la société allemandes
Au cours d’une conférence organisée par le Mémorial de Neuengamme en 2013, je me voyais confrontée, à ma surprise, à toute une gamme de recherches sur les “Täter” nazis sans compter les positions autobiographiques individuelles: en partant de la haine grossière de Niklas Frank envers son père, en passant par des réactions désemparées émouvantes jusqu’ à une attitude consciente et réfléchie de chacun devant sa propre histoire. Et tout d’un coup j’eus un éclair de compréhension: Si nous, les descendants de la 2e ou 3e génération, commencions en grand nombre à étudier les opinions et activités de nos (grands-)pères et leur faisions face, il pourrait en sortir peut-être un effet d’éclaircissement et même de guérison pour la société entière d’Allemagne et le „ventre (…) encore fécond d’ où c’est sorti“pourrait se dessécher enfin.
C’est pourquoi je me suis déclarée prête, chancelant encore, mais finalement oui, à écrire un article pour un livre qui allait paraître au Mémorial de Neuengamme et à parler en plus avec une journaliste du “Spiegel” qui traitait ce sujet juste en ce moment-là. J’avais du mal à y prononcer le nom complet de mon père. N’était-ce pas une espèce de trahison envers quelqu’un qui n’avait plus moyen de se défendre. De l’autre côté cela me paraissait être la conséquence logique de ma décision de chercher et dire la vérité.
Le côté subjectif
Une lettre à mon père?
J’avais donc terminé et mis de côté un processus de découvertes dans l’histoire de ma famille pendant la guerre, au moins la partie objective, extérieure. Mais je ressentais quand-même le besoin de mettre un point final aussi au niveau émotionnel : Quelles conséquences fallait-il tirer de mes recherches? Une amie me proposa d’écrire une lettre posthume à mon père, mort en 1980, en lui rendant symboliquement la responsabilité. Tout d’abord je ne la trouvais pas mal, cette idée. Mais pourquoi d’ailleurs cette formule de responsabilité? Il était bien évident que je n’étais pas responsable en aucun sens, moi qui étais née en 1941. Quelque chose en moi s’opposait à écrire cette lettre.
La rencontre multigénérationnelleà Neuengamme en mai 2014
On m’avait invitée à prendre place sur un podium à côté de trois autres représentants de ma génération: en plus de moi il y avait un autre descendant d’un “Täter” nazi, et entre nous, respectivement le fils le neveu d’une famille de persécutés. On nous avait demandé, on nous croyait même capable de parler devant un groupe d’ enfants et de petits-fils d’anciens détenus du camp de Neuengamme, sur nos familles, leur histoire et sur nous-mêmes.
Autant que je sache, il s’agissait d’une première, cette rencontre devant un auditoire pareil. Et j’avais l’impression que tous étaient un peu nerveux. Nous deux, les enfants des “Täter”, nous nous sentions mal dans notre peau – comme si nous n’avions pas le droit d’être là, en compagnie des ces familles de victimes. Quand, deux heures après, les interviews sur le podium se terminaient, il se produisit dans la salle un silence profond, difficile à interpréter. Enfin s’éleva Jean-Michel Gaussot, du même âge que moi, fils d’un Résistant français qui avait péri, quelques jours avant la fin de la guerre, à Wöbbelin, un des camps d’ évacuation de Neuengamme.
J’ai compris, dit-il, que les enfants des „Täter“ ont, eux aussi, un fardeau à porter. Mais ce poids biographique ne devrait pas nous séparer; bien au contraire, il pourrait peut-être créer la base d’un travail commun dans le cadre du souvenir et contre le retour de pareilles tendances barbares.
Ces quelques mots m’ont laissé une impression profonde. C’était comme si Jean-Michel nous tendait la main par-dessus un abîme – un geste de réconciliation qui me libéra, d’un moment à l’autre, d’une culpabilité dont je n’avais même pas su que je la portais avec moi.
Des processus transgénérationelles
J’ai longtemps réfléchi sur cette expérience émotionnelle. Il est vrai que je commençais à me rendre compte depuis quelque temps déjà qu’ il existait peut-être un lien entre les expériences de guerre vécues par mon père et mes activités presque obsessionnelles en rapport avec le nationalsocialisme. Surtout après sa mort, j’avais mis en marche, dans mon lycée, de nombreuses unités et projets didactiques autour de ce sujet ; ma propre lecture s’y adonnait presque exclusivement. La dernière phase de la grossesse de ma mère et ma naissance à la fin de l’été 1941 coїncidait avec l’invasion de la “Wehrmacht” allemande dans les pays de l’Union soviétique.
Derrière le front, jour après jour, les kommandos des “Einsatzgruppen” se déployaient dans la région occupée et assassinaient systématiquement les habitants juifs. Mon père en tant que médecin de la “Einsatzgruppe C” faisait partie d’une manière ou d’autre de ces évènements. Au moins était-il à Kiev fin septembre, deux semaines après ma naissance, au moment où furent anéantis, dans une action de deux jours, plus de 33.000 juifs au bord de la ville, près du ravin de Babi Yar. Après il partit en congé pour voir sa femme et sa première enfant à Breslau.
C’est seulement récemment que j’ai lu et appris qu’il peut se faire, d’une génération à l’autre et même à la suivante encore, une transmission non-verbale d’expériences de violence ignorées, de culpabilité non expiée. Serait-il possible que j’aie assumé d’une manière subconsciente, les torts de mon père qu’il n’a probablement pas regardés ni examinés de face? Que je les aie pris en charge me sentant obligée de compenser, de réparer quelque chose?
Jeter un pont
Il y a quelques semaines seulement qu’un journaliste néerlandais m’a montré un document qui reproche à mon père d’avoir assisté au moins une fois, en juillet 1941, contrairement à ce qu’il avait affirmé dans différents interrogatoires, à une exécution en masse en Ukraine. Je ne sais pas encore ce que j’en ferai, de cette information toute récente.
Mais il y a une chose que je sais avec certitude: la communication avec Jean-Michel Gaussot, avec Yvonne Alba-Cossu, fille d’un autre Résistant qui a péri à Sandbostel, et avec d’autres de la deuxième ou troisième génération nous offre la chance de chercher en commun de nouvelles pistes pour passer outre ce passé qui paraît interminable pour construire un meilleur avenir.
Choix de mots et des informations complémentaires
„Täter“: En français il n’existe pas de mot correspondant. On dirait peut-être “les responsables” ou bien “les auteurs des crimes”.
Niklas Frank, fils de Hans Frank, Gouverneur Général de la partie est de la Pologne occupée, nommée „Generalgouvernement“ où se trouvaient presque tous les camps d’extermination nazis.
Bertold Brecht, La Résistible Ascension d’ Arturo Ui“, Epilogue
Der Spiegel: magazine politique très répandu en Allemagne.