Témoignage de Damien BERTRAND, arrière-petit-fils d’Edmond FORBOTEAUX (Matricule 37093), disparu dans la baie de Lübeck, le 3 mai 1945.
1 Comment avez-vous été informé du parcours de votre grand-père ?
Dans ma famille, on parlait très peu de la déportation de mon arrière-grand-père, sans doute parce que sa mort, en mai 1945, peu avant la libération par les troupes britanniques, a déclenché un profond désaccord entre les membres de notre famille. En fait, la disparition de mon arrière-grand-père (officiellement déclaré disparu par l’administration française, en 1947) a laissé sa femme seule, sans aucun moyen financier pour élever ses trois jeunes enfants de 11, 9 et 6 ans, situation qui a incité mon arrière-grand-mère à revendre la maison où ils habitaient et à se remarier. En outre, ce lourd fardeau était amplifié par la conviction, partagée par tous – femme, enfants, parents, sœur et ses camarades survivants des camps – qu’il était trop intelligent et habile pour se laisser assassiner par les nazis : pour eux, il ne faisait pas de doute qu’il avait entamé une nouvelle vie dans l’Allemagne d’après-guerre !
Et puis, au fil des années, les enfants se sont mariés, ont eu des enfants qui apprirent qu’ils avaient un grand-père qui avait combattu les Allemands durant la Seconde guerre mondiale et était mort dans un camp, mais toute tentative d’en apprendre plus sur cette histoire se terminait par une froide réaction de rejet et de soupçon de la part de leur grand-mère qui a toujours refusé de raviver ces souvenirs.
En ce qui me concerne, j’ai pris conscience de ce qui était arrivé à mon arrière-grand-père à l’âge de 4 ou 5 ans quand, tous les mercredis, je passais la journée chez mes grands-parents. Je ne me souviens pas du tout de la manière dont le sujet était abordé au cours des conversations avec mon grand-père, dont j’étais très proche, mais tout ce que je peux dire est qu’il le ressentait sans doute comme une occasion de parler des camps et de ce qui s’y rattachait. Est-ce que, à ce moment-là, je comprenais ce dont il s’agissait réellement ? Certainement pas. Cependant, je percevais que mon arrière-grand-père avait fait des choses importantes pour son pays, qu’il était mort pendant la guerre, tué par les Allemands – et j’insiste sur le terme « Allemands », car mon grand-père n’a jamais fait la distinction entre les Nazis et les Allemands.
Et ce n’est que quelques années après la mort de mon grand-père que sa veuve, alors que j’avais à peu près 8 ans, m’a expliqué toute l’histoire, s’appuyant sur des articles de presse, des photos, le souvenir de ce que lui avait dit son mari. Je pense que c’est à ce moment-là que j’ai commencé à faire des recherches pour savoir exactement quand et comment mon arrière-grand-père était mort. J’avais, en effet, l’impression que personne ne pouvait se contenter de l’idée qu’un membre de sa famille avait été « déclaré disparu », que personne ne pouvait pleurer la disparition d’un être cher sans avoir aucun lieu pour se recueillir, que personne ne pouvait mener une vie normale dans l’ignorance de la vérité sur son passé.
2 Dans quelle mesure avez-vous pu (ou non) surmonter les conséquences des actes des Nazis?
S’agissant de mon grand-père, je pense qu’il n’a jamais surmonté les conséquences des actes des Nazis et je me rappelle qu’il disait qu’il ne serrerait jamais la main d’un Allemand et qu’aucun Allemand ne franchirait jamais le seuil de sa maison. Quand j’étais enfant, j’avais le même rejet des Allemands.
Cependant, le fait de grandir et de faire des études m’a aidé à améliorer mon jugement sur ce sujet et m’a rendu plus tolérant. Je peux affirmer aujourd’hui que, en tant qu’étudiant en Affaires européennes à Sciences Po, ayant établi des liens solides avec des chargés de cours originaires d’Allemagne, l’amitié et la coopération entre nos deux nations m’apparaît évidente dans une Union européenne construite grâce à de bonnes volontés des deux pays.
Il faut aussi apporter un éclairage particulier sur la question du pardon. Je suis l’arrière-petit-fils d’un homme mort en camp de concentration, mais cela me donne-t-il légitimité pour désigner qui devrait se sentir coupable ou non pour des actes commis par leurs parents ou grands-parents ? Seuls mon arrière-grand-mère et ses fils pourraient exiger un pardon, mais ils n’ont pas vécu assez longtemps pour le faire. Je fais partie de la 4ème génération, une génération qui a grandi dans l’Union européenne, qui a des relations avec les Allemands, qui voyage en Allemagne, qui est au cœur du programme Erasmus. Je suis personnellement amateur de littérature, de musique, de culture allemande. En 2010, lors d’un voyage à Neuengamme, à l’occasion du 65ème anniversaire de la libération, j’ai pu constater que, de nos jours et ce depuis les années 70, la jeunesse allemande s’investit intensément pour maintenir vivante la mémoire des camps.
Il se peut que le fait d’appartenir à la 4ème génération m’ait aidé à prendre du recul par rapport au traumatisme, car une seule personne de ma famille a été déportée et est morte au camp et cette personne, en tant que résistant, savait pourquoi les Nazis l’avaient envoyé là-bas. Ce n’était pas le cas pour les familles juives qui furent tuées simplement du fait de leur naissance et je pense que le traumatisme est plus pérenne chez les familles juives
3 Que transmettrez-vous à vos enfants ?
Je leur apprendrai, bien sûr, l’histoire de notre famille durant la guerre. Par le biais de cette histoire, je pense qu’ils sentiront la nécessité de s’engager, d’être tolérant, d’accepter les gens tels qu’ils sont car chacun a quelque chose à offrir, de respecter les gens afin qu’ils vous respectent, d’agir en conscience en faisant appel à la raison, de combattre le fanatisme, la haine, l’intolérance, la xénophobie, les doctrines totalitaires, l’endoctrinement.
4 Qu’attendez-vous, que craignez-vous d’un dialogue entre des descendants de victimes et des descendants de bourreaux ?
Je n’ai aucune crainte particulière d’un dialogue entre les familles de victimes et les familles de bourreaux. Je veux simplement inviter les gens à regarder deux films importants qui peuvent, mieux que moi, expliquer le sujet : l’excellent film de Marceline Loridan-Ivens, La petite prairie aux bouleaux, et celui de James Moll, Inheritance (Héritage).