Nina Jan est le pseudonyme de la petite-fille des deux anciens travailleurs forcés, Jan G. et Nina P. Enfant, elle a quitté la Pologne avec ses parents pour vivre en Allemagne. Depuis, elle ne s’est nulle part vraiment sentie chez elle. Il y a quelques années, elle a réalisé que l’histoire de ses grands-parents a contribué en grande partie à ce l’Allemagne ne peut pas être sa patrie. Ici, elle nous raconte à quel point il était difficile pour elle que sa grand-mère ne parlait à peine du temps qu’elle a passé en Allemagne, tandis que son grand-père racontait toujours de nouvelles histoires détaillées.
L’histoire (ou les histoires) de Jan G.
Mes grands-parents paternels étaient Jan G. de Pologne et Nina P. de Russie. J’ai appris il y a deux ans seulement que mon grand-père était né en 1920 dans le Thuringe. En raison des difficultés économiques en Pologne, ses parents étaient venus en Allemagne et travaillaient dans l’agriculture.
Mon grand-père a grandi dans le village de Kędziórka dans le centre de la Pologne. Il était l’aîné d’une fratrie de quatre enfants. Sa mère est décédée déjà en 1939, mon arrière-grand-père – qui outre son travail d’agriculteur avait appris le métier de cordonnier – devait donc élever seul ses enfants.
Nous ne savons pas vraiment comment mon grand-père a été amené à partir comme travailleur forcé dans le « Deutsches Reich » car lui-même a raconté plusieurs versions. La première version est celle d’une rafle arbitraire dans le village. En polonais, on appelait cette forme de terreur nazie pendant l’occupation « Łapanka », ce qui peut être traduit cyniquement par le diminutif d’« attraper ».
La deuxième variante était que le fils du maire figurait sur la liste des habitants qui devaient partir pour travailler en Allemagne. Mon grand-père aurait proposé de prendre sa place. Cela semblait héroïque.
Il y a peu de temps, mon père a supposé que son père s’était engagé comme volontaire pour partir travailler dans le « Deutsches Reich ». Peut-être voulait-il colorer son histoire avec les différentes variantes. (N.D.L.R. : Même ceux qui étaient parti au début comme « volontaires » en Allemagne étaient forcés d’y rester.)
Le premier fermier
Nous savons qu’il est arrivé à 19 ans en décembre 1939 dans la région de Hanovre où il a dû travailler pour deux fermiers différents. Mon grand-père utilisait toujours le mot allemand « Bauer » quand il parlait d’eux et il disait pour dire « beim Bauern » (chez le fermier) en polonais « u bauera ».
Pour un travailleur forcé, il était traité de manière spéciale. C’était aussi la raison pour laquelle il n’a pas pu rester chez « seinem ersten Bauer » (son premier fermier). Dans la première ferme, son travail n’était pas particulièrement difficile. D’après ses histoires, il travaillait surtout comme cocher. Le fermier aurait même dit à mon grand-père qu’il le considérait comme son propre fils. Ce traitement amical déplaisait à la fermière qui a exigé que mon grand-père quitte la ferme et soit envoyé ailleurs. Le fermier aurait dit à mon grand-père en lui disant adieu qu’il ne serait nulle part ailleurs aussi bien traité comme travailleur forcé.
Le deuxième fermier
Grand-père est arrivé dans le village de Wettensen dans une autre ferme et les paroles du premier fermier se sont avérées vraies. Le travail à la ferme et dans les champs était dur et impitoyable. Cependant, la nourriture n’était pas trop mauvaise. Grand-père pouvait faire passer de la nourriture à d’autres travailleurs forcés polonais qui – dans d’autres fermes – étaient mal nourris. Il pouvait aussi apporter de la nourriture à ma grand-mère dans son camp. Je vous en dirai plus plus loin.
Le dimanche, les travailleurs forcés avaient la permission d’aller dans un bistrot et d’y acheter de la bière, mais seulement de la brune. Il leur était interdit de parler aux Allemands et de quitter le village.
Les souffrances d’une famille déchirée
Mon arrière-grand-père était lui aussi en Allemagne comme travailleur forcé. Curieusement, il était aussi dans la région de Hanovre. Mon grand-père lui a même rendu visite. Nous ne comprenons pas comment cela a été possible.
Mon arrière-grand-père a eu des problèmes avec une jambe, et il est devenu inapte au travail. C’était presque une chance car il a été renvoyé en Pologne. Surtout du fait que les autres enfants étaient restés seuls en Pologne.
Puis c’était le tour de la sœur ainée de mon grand-père. Et là, il s’est passé quelque chose de curieux. Mon arrière-grand-père a exigé de partir en Allemagne avec sa fille, bien qu’il était malade et qui aurait dû à nouveau laisser ses enfants. Il prétendait ne pas pouvoir la laisser partir seule. A cette époque, elle avait 13 ans. On ne voulait pas envoyer mon arrière-grand-père en Allemagne du fait de son inaptitude de travailler. Mais ignorant le refus des autorités, il est tout simplement parti avec sa fille.
J’ai appris par une cousine, la petite-fille d’une sœur de mon grand-père, que pour les enfants restés seuls en Pologne, ce temps-là était très difficile. Aujourd’hui encore, ils en souffrent. Ils ont été hébergés par des étrangers, et ils ont travaillé dans l’agriculture pour pouvoir manger. Ils n’avaient aucun contact entre eux ou avec le reste de la famille en Allemagne. Ils ne savaient pas où se trouvait leur père, s’il reviendrait et quand il reviendrait.
Mon arrière-grand-père n’a pas laissé de bons souvenirs dans la famille de mon grand-père. On se raconte qu’il n’était « pas très bien dans sa tête ». Il y a deux ans, lors d’un voyage en Pologne, j’ai parlé avec la sœur de mon grand-père. Elle m’a dit avoir été bien traitée. Elle avait 89 ans et pouvait encore parler un peu allemand. À ses yeux, les Russes étaient pires que les Allemands. Elle aurait même dit une fois à ma grand-mère qui venait de Russie qu’elle ne devrait pas aller rendre visite à sa famille en Russie parce que les gens là-bas étaient méchants.
Tant de questions pour Nina P.
Ma grand-mère Nina est née en 1921 à Rostov-sur-le-Don en Russie. Je ne me souviens plus d’elle car elle est morte en 1985. Nous vivions déjà depuis deux ans en Allemagne. Ce que je sais d’elle, je le dois essentiellement aux histoires de mon grand-père.
Elle avait une sœur plus jeune et trois frères plus âgés. Le frère aîné, soldat dans l’Armée rouge, est mort dans un bataillon disciplinaire. Sa sœur Aleksandra a été comme ma grand-mère déportée en Allemagne au titre du travail forcé.
Travail forcé dans l’industrie d’armement
Ma grand-mère est arrivée en 1942 en Allemagne. Ici aussi, nous ne connaissons pas vraiment les circonstances. Elle a sans doute été obligée de partir après avoir reçu un ordre écrit la menaçant d’une lourde peine si elle n’obtempérait pas. Le voyage a duré deux semaines. L’usine de munitions se trouvait à Godenau dans un une mine de potassium désaffectée. Son travail, remplir des douilles de balles avec de la poudre à canon, se faisait sous terre. Grand-mère racontait que les plans de travail n’étaient pas sécurisés et que tout le monde avait peur d’un accident ou d’une explosion.
Faire son deuil
Aleksandra a été envoyée à Torgau, dans l’usine de munitions locale de la Wehrmacht. Elle y est morte. Nous ne connaissons pas la cause de décès. Avant, on disait toujours que les alliés avaient bombardé les installations. Il y a quelques années, mon père a demandé à un site internet spécialisé des informations concernant ce bombardement. Il lui a été communiqué que ce lieu n’avait jamais été touché par une attaque aérienne.
Quand dans l’été 2015, j’ai rendu visite avec mon père et mon frère aîné aux membres encore en vie de la famille de Rostow de ma grand-mère, nous avons appris qu’Aleksandra aurait été exécutée pour sabotage.
Je pense qu’une telle histoire permettait de donner un sens à la mort de la sœur, cela pour mieux en faire le deuil. Elle est sans doute morte « banalement » de faim, d’épuisement ou d’une maladie.
Des expériences traumatisantes
Grand-mère a gardé un très mauvais souvenir du temps passé en Allemagne et n’en parlait pas beaucoup. Elle haïssait les Allemands et l’Allemagne. L’approvisionnement était misérable. Elle avait toujours faim. La nourriture consistait en pain noir de très mauvaise qualité et en une soupe. Depuis la libération, elle ne voulait plus manger de pain noir. Après la guerre, elle n’était jamais rassasiée et mangeait toujours beaucoup trop. Ma famille raconte qu’elle était vraiment grosse. En plus, il y avait les mauvais traitements comme des châtiments corporels ou le harcèlement des gardiens. Quand une travailleuse forcée trouvait de la nourriture par terre et la ramassait, elle était violemment battue.
L’amour sans mots
Quelque part dans le camp, il devait y avoir un endroit qui n’était pas surveillé. Les femmes s’y retrouvaient après le travail. C’est là que mon grand-père a rencontré un jour ma grand-mère. Il a dû apprendre que des femmes d’Europe orientale étaient enfermées dans un camp près de son village.
Il ne prenait pas très au sérieux les interdictions comme quoi les travailleurs forcés n’étaient pas autorisés à quitter les villages. C’était très dangereux et il devait faire très attention. Mais il aimait bien rôder. Une fois, il s’est caché toute une nuit dans un champ parce qu’il croyait avoir vu au loin une sentinelle. À l’aube, il a reconnu que c’était un poteau. Ma grand-mère avait dû lui taper dans l’œil.
Il est souvent revenu à cet endroit pour voir ma grand-mère. Lui, il ne parlait que le polonais, et elle que le russe. Mais cela leur suffisait pour être sûrs qu’ils ne voulaient pas se quitter. Grand-père lui faisait passer de la nourriture. Après une visite, il devait sans doute se dépêcher et sa chemise est restée accrochée dans un passage souterrain. Grand-mère racontait que les gardiens auraient trouvé la chemise et auraient dit dans le camp que « cela arrive à celui qui se pavane ici ». Elle pensait que Grand-père était mort.
Comme elle a dû être heureuse quand il est revenu. Il lui a rendu visite jusqu’à la fin de la guerre. Il est venu dans le camp quand les Américains l’ont libéré. De là, les Displaced Persons de la région étaient renvoyées dans leurs pays d’origine. Grand-père racontait qu’il y a eu une émeute des travailleurs forcés, des pillages et des cas de justice personnelle.
Un nouveau commencement à Śląsk
Mes grands-parents se sont finalement installés à Śląsk en Silésie. Grand-mère savait sans doeute déjà ce qui arrivait aux anciens travailleurs forcés en Union Soviétique. D’abord, Grand-père voulait revenir à Kędziórka. Mais des bruits couraient qu’il y avait une épidémie de typhus et que le village était détruit. Par chance, Grand-mère et Grand-père ont retrouvé sa famille. Seul, l’arrière-grand-père était décédé peu de temps auparavant, mais il avait encore réussi à retrouver chez les fermiers les enfants restés seuls en Pologne. La famille est partie en Silésie où il y avait des maisons abandonnées par les Allemands et du travail.
La résistance des autres grands-parents
Mes grands-parents maternels avaient eux aussi connu la terreur de l’occupation nazie. Ils venaient des environs de Lublin. Mon grand-père Antoni B. (né le 30.07.1908 à Swory) était professeur des écoles jusqu’à l’occupation.
Un jour en 1940, il a reçu l’ordre d’informer ses élèves de l’obligation de se déclarer volontaire comme travailleur forcé en Allemagne. Il a refusé de le faire et a été renvoyé.
De tels actes d’infraction étaient sévèrement punis. Les intellectuels polonais étaient souvent envoyés sans autre forme de procès dans des camps de concentration. Dans le cas de mon grand-père, il a été pris comme otage de la Gestapo, ce qui veut dire qu’en cas d’attaques ou assassinats par la résistance polonaise contre les troupes d’occupation, les otages auraient été exécutés à titre de représailles. Je sais qu’il devait se présenter régulièrement au château de Lublin où se trouvait le siège de la Gestapo.
Antoni a eu de la chance
Il devait toujours s’attendre à mourir. Une fois, on est venu le chercher en action de représailles. Dans la prison, il se préparait à mourir. Mais il a été libéré parce que les auteurs de l’attentat avaient été arrêtés. Ceci est vraiment exceptionnel, puisqu’en général, un certain nombre de civils étaient fusillé pour chaque Allemand tué.
Une autre fois, il a été pris dans une rafle. Ses vêtements et objets personnels avaient déjà été jetés dans le fossé. A nouveau, il pensait mourir. Mais l’Allemand qui le fouillait a trouvé dans le porte-documents de mon grand-père une image sainte. Selon la légende, on l’a laissé partir à cause de cela.
Armja Krajowa (l’Armée de l’Intérieur)
Ma grand-mère Henryka et sa sœur faisaient partie de l’Armja Krajowa. Des rencontres conspiratives de son groupe avaient lieu dans la ferme familiale. C’était très dangereux puisqu’en soldat allemand était logé chez eux. Quand il a été envoyé à Stalingrad, tous étaient soulagés.
Après la fin de la guerre, Henryka et Antonin sont aussi partis pour Śląsk.
Les recherches se poursuivent
Pour moi, les recherches concernant ma famille ne sont pas terminées. Elles ne le seront sans doute jamais. Je n’obtiendrai vraisemblablement pas de réponse à toutes mes questions et devrai vivre avec certaines contradictions. Cela m’aide de les mentionner. Je me sens libre de partager mes pensées sur le destin de ma famille surtout en étant en contact avec les descendants d’anciennes victimes du nazisme.
Traduit par Christine Eckel