Interview avec Jacqueline B.
Le convoi 77 était le dernier grand convoi de déportés de Drancy vers Auschwitz. Les descendants de déportés du convoi 77 sont en mesure de retrouver des traces des déportés. C’est un projet européen qui s’adresse aussi aux collegiens et lycéens. Jacqueline B. est la petite-fille de deux déportés, Avram et Luna MORDO.
Swenja Granzow-Rauwald (SGR): La biographie de vos grands-parents que vous avez écrite est une des premières biographies mise en ligne sur le site internet du Projet Convoi 77. Comment avez-vous appris de l’existence de ce projet et quelles sont les raisons pour votre contribution?
Jacqueline B. (JB): Ma fille a découvert sur internet ou sur Facebook l’existence de l’association du convoi 77 et sans me poser de question j’ai adhéré car c’était pour moi une évidence.
J’ai contacté le Président de l’association Georges Mayer qui m’a exposé le projet et j’ai rédigé une biographie de mes grands parents Luna et Avram MORDO qui ont été déportés dans ce convoi, le dernier à quitter Drancy pour Auschwitz le 31 juillet 1944. Je voulais qu’ils soient nommés et que l’histoire de leur vie, le peu que j’en sache soit inscrite à côté de celle des déportés de ce convoi. Ces 1321 personnes sont les seuls témoins des derniers jours et dernières heures de mes grands parents.Ils ont vécu ensemble l’atrocité de ce voyage, la promiscuité humiliante, la faim, la soif sous la probable chaleur intense, entendu leurs cris, partagé leurs angoisses, leurs peurs, ….et leur mort pour 726 d’entre eux. Eux seuls connaissent exactement les conditions dans lesquelles ce train a quitté la gare de Bobigny le 31 juillet 1944, ce qui s’y est réellement passé. Mes grands parents étaient-ils dans le même wagon ou ont-ils été séparés? Sont-ils arrivés vivants à Auschwitz et dans quel état ? Qu’en a-t-il été des 300 enfants dont 25 avaient moins de 4 ans.
Pour moi c’est une manière d’honorer leur mémoire et celle des personnes qui ont du les soutenir, les réconforter ou ceux qu’ils ont pu eux-mêmes aider. Lire les biographies déjà publiées me permet de connaitre un peu leurs compagnons de ce dernier voyage.
SGR: Vous écrivez: « Mes parents ont peu et tardivement parlé, portant jusqu’à leur mort une profonde blessure béante. » Pourriez-vous nous expliquer quel rôle la déportation et la mort de vos grands-parents ont joué dans votre vie de famille quand vous étiez d’adolescente? Comment est-ce que cela a influencé vos décisions et votre vie d’adulte ?
JB: Mes quatre grands parents ont été déportés, côté maternel dans le convoi 62 le 15 novembre 1943 et côté paternel dans le convoi 77. Un frère de ma mère a été également déporté dans le convoi 73 le 15 mai 1944, il avait 23 ans. Aucun d’entre eux n’est revenu.
Mes parents m’ont peu parlé de la déportation de leurs propres parents quand j’étais jeune. Ils citaient seulement les quelques détails qu’ils avaient entendu à propos de leur arrestation.
Je crois que je n’osais pas poser de question pour ne pas augmenter leur chagrin.
Il ont plus communiqué avec mes filles surtout après le procès Barbie en 1987.
D’ailleurs, comment et de quoi parler quand on ne sait rien…Du jour au lendemain les parents disparaissent, quelques voisins qui racontent et c’est tout. D’abord je suis certaine qu’ils ont attendu qu’ils reviennent. Puis plus aucun espoir quand les listes officielles sont publiées après la fin de la guerre et c’est le grand vide.
Moi aussi j’avais espoir qu’ils reviendraient. Je suis née après la fin de la guerre. Je me souviens que quand j’étais sur le chemin du collège, il m’arrivait d’imaginer qu’un jour une femme ou un homme serait assis en face de moi dans le bus et me regarderait en me disant « tu ne serais pas la fille d’Esther ou d’Alexandre, je trouve que tu lui ressembles » et que ce serait un de mes grands parents que je pourrais ramener triomphalement à la maison.
Je pense que je voulais vraiment apporter une consolation à mes parents et atténuer leur tristesse qu’ils ne manifestaient pas en pleurant mais que je détectais.
SGR: Vous et vos sœurs avez « la volonté de garder et transmettre leur mémoire ». À part la participation au Projet Convoi 77, que faites-vous pour préserver et transmettre cette mémoire ? En plus de veiller à ce que Avram et Luna Morda ne soit pas oubliés, que souhaitez-vous transmettre à vos contemporains et aux générations futures ?
JB: J’ai lu des livres historiques sur la destruction des juifs d’Europe, des témoignages, j’ai fait des voyages de mémoire, vu des films, j’ai travaillé dans un dispensaire de la Fédération des déportés de France et ai donc pu échanger avec des rescapés juifs et majoritairement non juifs, mais il est impossible d’imaginer l’horreur des conditions de survie et de mort et plus j’avance en âge plus je ressens le besoin de chercher à comprendre.
Je sais être grand-mère mais ne sais pas ce qu’est « avoir des grands parents ». J’ai parlé à mes enfants et continue à le faire avec mes petits enfants. J’essaie d’écrire ce que je sais de classer les rares photos et documents pour que les générations futures connaissent l’histoire tragique de notre famille.
Le drame de la déportation est en moi et, prenant de l’âge je veux que tout ce que je sais puisse être transmis. C’est mon patrimoine. Je le fais pour moi, mes descendants et pour la mémoire de mes parents et grands parents.
Mon arbre généalogique a très peu de branches et je souhaite qu’il soit écrit.
Je suis choquée quand j’entends des comparaisons entre les convois de déportés et l’affluence sur un quai de métro ou les conditions de vie de personnes démunies. Sans faire de concurrence victimaire et malheureusement la déportation des juifs d’Europe est unique.
SGR: Quel sont vos souhaits concernant le développement du Projet Convoi 77 dans les prochaines années et le futur de la mémoire en général ?
L’idée de réunir les descendants des déportés du convoi 77 est vraiment excellente. Ce serait extraordinaire de mettre un visage, une histoire sur chaque nom de la liste.
J’espère que les familles se mobiliseront pour réaliser ce projet et que en réaction à la « destruction des juifs d’Europe » nous pourrons faire revivre leurs mémoires .
Participer aux réunions de l’association me permet de rencontrer les familles des déportés, d’échanger sur notre vécu, d’essayer de savoir s’ils ont d’autres précisions qui me permettraient d’en savoir un peu plus sur les derniers jours de mes grands parents. Quand je participe à des réunions des associations des convois de déportés j’espère toujours que quelqu’un me donnera des précisions sur le membre de ma famille qui était avec lui.
J’espère toujours même 75 ans après….