Pardonner mais ne pas oublier!
Christine Rault, petite-fille de Joseph Rault qui est décédé à Sandbostel le 19 mai 1945, partage quelques informations concernant l’histoire de sa famille et son attitude positive à l’égard du dialogue entre des descendants de victimes et des descendants de bourreaux. Voici ses réponses aux questions visant à enrichir les principaux thèmes de discussion de l’atelier „Dialogue entre familles d’anciens détenus et familles d’anciens bourreaux nazis“ du Forum „L’avenir de la mémoire“ au Mémorial de Neuengamme le 6 mai 2015.
Comment avez-vous été informé du parcours de votre père ou votre grand-père ?
« J’ai n’ai eu connaissance du parcours de mon grand-père et de mon père depuis ma tendre enfant que par bribes et dans certaines situations exceptionnelles. Ainsi lors de retrouvailles avec son ami d’enfance qui a raconté avec force anecdotes son expérience avec la 2ème DB, mon père a évoqué quelques souvenirs en Allemagne à la fin de la guerre. J’ai aussi enregistré qu’à un moment il avait été envoyé en Angleterre où il avait appris à sauter en parachute et qu’il avait été dans un maquis en Saône et Loire.
La maison de ma grand-mère paternelle était une sorte de musée avec des objets exposés qui avaient appartenus à ses chers absents. Je me rappelle aussi qu’il y avait dans son salon, la photo de mon père en uniforme avec une vraie médaille sur le cadre et dans sa chambre à coucher, la photo de mon grand-père avec une (ou deux?) autre(s) médaille(s).
Ma grand-mère paternelle habitait dans une maison, à l’angle d’une rue qui portait le nom de mon grand-père. Lorsque j’ai su lire et que je lui demandais ce que cela voulait dire « mort pour la France » elle ne m’a jamais répondu. « Papy Jo » était souvent évoqué, mais je ne connaissait pratiquement rien de sa vie, en dehors de ses années de naissance et de mort.
Mon père ne m’a jamais parlé ni de son parcours, ni de celui de son père jusqu’à son décès en 2007. C’est en lisant ses mémoires, rédigées à l’attention de ses descendants, que j’ai eu des informations plus précises sur l’engagement de sa famille au sein de la résistance. En ce qui concerne son parcours, mon père rédigeant ses souvenirs à un âge avancé, a omis certains détails permettant de comprendre son cheminement au sein de la résistance. Je pense qu’il avait conservé les réflexes acquis dans « l’armée des ombres » et qu’il n’arrivait pas à écrire sur sa vie « héroïque ». J’ai commencé à faire des recherches dans les papiers de famille accessibles, mais ce n’est qu’après la disparition de ma mère en octobre 2014, qu’obligée de faire le tri parmi des objets accumulés pendant plus de 60 ans, j’ai retrouvé des vestiges de la vie de mon père dans la résistance. Je suis, à ce moment-là, entrée dans l’intimité d’un jeune homme de 20 ans.
J’ai découvert en lisant ses mémoires qu’il se considérait comme une sorte de miraculé de la vie ayant failli être raflé à l’âge de 20 ans dans le métro parisien, alors qu’il remplissait sa mission d’agent de liaison. Tous les instants qu’il a vécus depuis cet évènement, il les considérait comme des boni. Et il y a son voyage en Allemagne en Septembre 1946 à la recherche de son père qui l’a beaucoup marqué. Ce n’était pas je pense un „pardon“ béat et basé sur la croyance catholique, mais un „pardon“ humaniste, fruit d’une réflexion, partagée avec ma mère qui fut, depuis leur rencontre juste après la Libération, sa confidente. Ma mère elle, avait des souvenirs très précis de la vie quotidienne à Chalon sur Saône, ville occupée- A la fin de sa vie, elle ne supportait plus de regarder des films ou documentaires sur la période de l’occupation. Son père, aussitôt enrôlé avait été prisonnier dans une ferme en Autriche pendant près de 3 ans. Ce grand-père maternel n’a jamais évoqué cette période sauf lorsqu’il se rappelait des jurons du cru! Cette séparation a eu des conséquences sur la vie du couple de mes grands-parents: en effet, mon grand-père devait imaginer retrouver une petite femme toute dévouée à lui; mais ma grand-mère a dû travailler pendant son absence (mon grand-père était artisan cordonnier-orthopédiste) et elle a gardé cette indépendance jusqu’à son départ à la retraite. »
Dans quelle mesure avez-vous pu (ou non) surmonter les conséquences des actes des bourreaux?
« Tout d’abord, je suis née le 23 février 1957, à la veille de la signature des traités de Rome, à une période clé de la reconstruction de l’Europe. J’ai été conçue à un moment douloureux où des démarches étaient en cours pour rapatrier les restes de mon grand-père en France. De plus, ma mère étant professeur, mes parents ont du trouver une solution pour s’occuper de leurs trois enfants. Comme nous habitions dans le 6ème arrondissement près de l’Alliance française, nous avons eu à la maison plusieurs jeunes filles au pair allemandes et autrichiennes : elles s’accommodaient du confort spartiate de notre appartement, contrairement aux étudiantes des pays nordiques. Ce choix, par défaut, d’étudiantes « germaniques » avait été fait par mon père, car selon lui son père aurait agit de même, sans haine, sans rancune, ni xénophobie. Ma grand-mère s’est rangée également derrière cette façon de voir.
Je me rappelle de soirs, veilles de Noël, où étaient diffusés à la télévision des films en noir et blanc sur les vestiges des camps de concentration, que nous regardions avec la jeune fille au pair de l’époque. J’ai été certainement guidée inconsciemment et consciemment par cette phrase prononcée, parfois, par ma grand-mère paternelle : « pardonner mais ne pas oublier ». Je ne peux pas dire comment j’ai surmonté les actes de certains pères, puisque j’ai grandi au sein d’une famille tolérante et généreuse, ouverte aux idées et aux êtres. Je ne peux nier cependant avoir sursauté lorsque le mari d’une jeune fille au pair m’a présenté sa photo en uniforme de l’armée allemande. Ma mère m’a appris qu’une autre jeune fille au pair, dont le père était dans la Waffen SS était mort sur le front russe, n’avait jamais été bien dans sa peau, allant jusqu’à attenter plusieurs fois à sa vie. Aujourd’hui, plusieurs ex jeunes filles au pair sont mortes et je suis plus préoccupée par l‘ état de santé des survivantes qui ont plus ou moins 80 ans que de savoir qui pouvaient être leurs pères et ce qu’ils ont pu faire. »
Que transmettrez-vous à vos enfants ?
« Mes enfants sont aujourd’hui de jeunes adultes. Ils connaissent mon engagement au sein de l’Amicale de Neuengamme et de ses Kommandos sans en saisir le fondement qui est difficilement dicible. Je pense avoir transmis ce que j’ai reçu de mes parents, à savoir : la fidélité à des valeurs de tolérance, de curiosité vis-à-vis des « étrangers » ; la mémoire de l’engagement de leurs grand-père et arrière-grand-père ; d’essayer de se comporter avec le plus de droiture possible en toute circonstance ; de ne pas mépriser les plus humbles. Symboliquement, comme cela s’était passé pour moi-même, lorsque j’ai emmené pour la première fois mes enfants en Allemagne à Europa Park, j’ai tenu à passer par Verdun et Douaumont. Je leur ai expliqué que des familles allemandes venaient aussi se recueillir en ces lieux où des parents à elles avaient trouvé la mort. »
Qu’attendez-vous, que craignez-vous d’un dialogue entre des descendants de victimes et des descendants de bourreaux ?
« Je ne crains rien du dialogue en lui-même. Qui sommes nous aujourd’hui les descendants? Des enfants, des petits-enfants et maintenant des troisième, quatrième,…générations. Nous formons un ensemble hétérogène et riche par nos âges et notre « vécu » qui demeure personnel en tant que descendants de victime et de bourreau. Nous n’avons que tout à gagner à être à l’écoute des uns et des autres. Je pense que plus on appartient à une génération éloignée des acteurs de cette période, plus le dialogue devrait être facilité, les non-dits étant moins contraignants grâce à l’autorisation de parole écrite ou orale. Ce que j’appréhende, c’est la déformation de la mémoire des victimes, son édulcoration, sa simplification, son exploitation pour étayer de « mauvaises » causes par des opportunistes politiques. »