Mon oncle a écrit son histoire lors d’un repos forcé au début des années 80. Quelques années plus tard le texte a fait l’objet, par mes soins, d’une saisie dactylographiée et d’une modeste mise en volume (quelques exemplaires). À ma connaissance, mon oncle n’a jamais relu et donc corrigé cette version imprimée qui s’apparente à un premier jet avec ses erreurs, ses confusions, ses oublis (40 ans avaient passé). Aujourd’hui, 40 nouvelles années après, alors que mon oncle est décédé le 15 octobre 1994, son histoire héroïque et terrible est restée inconnue même de sa très proche famille, le manuscrit est perdu et il ne reste que cette version imprimée que j’ai reprise, respectant les mots, le style et l’allant, et que je résume ici.
En hommage à mon oncle et à ma tante qui nous ont recueillis, ma sœur jumelle et moi, au décès prématuré de notre mère. Nous venions d’avoir 6 ans.
Avant-Guerre
Mon oncle est né le 21 juillet 1912 dans l’Aude, en pays catalan français. Son père est tué au combat le 5 novembre 1915 à la Main de Massiges. Monté à Paris, il y épouse Suzanne, une sœur de ma mère, le 6 août 1938. Leur fils Daniel naît le 7 mars 1939. En septembre c’est la mobilisation et la guerre.
Drôle de guerre
Mon oncle rejoint Béziers et le 96ème régiment d’infanterie alpine. Commence alors une longue pérégrination en train suivie de difficiles marches de nuit vers les Alpes puis la frontière suisse où son régiment passe l’hiver en travaux de fortification.
La deuxième quinzaine de février 1940, le régiment fait mouvement, par Belfort, vers Bitche en Lorraine, une place forte près de la ligne Maginot. C’est le temps, ce printemps 1940, des premières escarmouches puis des échanges d’artillerie. L’atmosphère se durcit, les alertes se multiplient, les Heinkel sillonnent le ciel.
Guerre éclair
Fin mai 1940, nouvel ordre de marche. Le convoi ferroviaire contourne Paris et remonte vers le nord. Le 31 mai, halte puis montée des troupes sur la Somme dans le fracas des bombardements aériens et au milieu des flux de réfugiés. Très vite la compagnie de mon oncle perd le contact avec le régiment, sans commandement, les troupes s’égarent, essaient de fuir l’encerclement, l’armée allemande ayant déjà franchi la Somme.
La route de Fécamp est coupée, tous veulent embarquer à Saint-Valery. Le 10 juin, sur la falaise, ce qui reste de la compagnie de mon oncle fait face à son premier blindé allemand.
Blessure
Le combat est bref. Un bruit infernal, un déchirement, un souffle sec et chaud. Un autre blindé les a mitraillés à revers. Mon oncle est blessé au dos et à l’épaule. Les blessés sont déposés en retrait et évacués vers Abbeville le 12 ou le 13 juin dans une église transformée en hôpital et rapidement évacuée.
Par le train les prisonniers arrivent à Mons, traversent la Belgique puis en péniche, par Dordrecht, parviennent à Wesel et finalement au Stalag VI/A à Hemer où les conditions de détention sont insoutenables.
Captivité
Mon oncle est rapidement intégré au Kommando de travail de Schwerte près de Dortmund. Les prisonniers y sont convenablement traités et la communication avec les familles est possible. Sa blessure guérissant, il travaille dans une fonderie et apprend l’allemand. Les travailleurs locaux, des femmes ou des hommes non mobilisables, sont partagés entre l’optimisme des victoires et le doute et la crainte quant au sort de leurs proches souvent combattants sur le front Est.
Évasion
Daniel, son fils, a deux ans, nous sommes en 1941. Mon oncle prépare soigneusement, prudemment, son évasion solitaire. Il s’enfuit le 13 novembre 1941 à vélo jusqu’à Aix-la-Chapelle puis en train de fret jusqu’à Liège et enfin, à l’aide de diverses complicités, jusqu’à Paris, Gare du Nord.
C’est le retour en famille, l’épouse, le fils qu’il connaît à peine. Janvier 1942, la vie reprend.
Résistance
Certainement meurtri par la défaite, soucieux d’une revanche, mon oncle, insensiblement, est pris dans un engagement tacite, inconditionnel, guidé par l’instinct de camaraderie, confiant en ceux qui l’entourent particulièrement à son travail. En poste temporairement en province, il exécute ainsi des missions de courrier, remettant des enveloppes importantes en différents lieux à des contacts inconnus. Il est de fait entré dans la résistance, multipliant les missions à Paris et en Bretagne, tenant avec son réseau la liaison entre Paris et le maquis.
Le 25 avril 1944, à Rennes, avec plusieurs camarades de son groupe, il est arrêté sur dénonciation. Torturé par la Gestapo, il est détenu à Rennes dans la prison Jacques Cartier. Les coups, l’attente inquiète, les exécutions de certains camarades : l’épreuve est physiquement et moralement cruelle.
Le 2 juillet, c’est l’évacuation de la prison et le transfert en wagons de marchandises des prisonniers vers Compiègne et le camp de Royallieu où ils arrivent le …15 juillet 1944. C’est là qu’il rencontre d’autres responsables de son mouvement de résistance, en particulier, le général Audibert, responsable pour l’Armée secrète de la région Bretagne.
Tous s’attendent à une proche libération, les Alliés ayant victorieusement débarqué en Normandie il y a plus d’un mois déjà.
Déportation
Le 28 juillet, depuis la gare de Compiègne, c’est le transfert vers l’Allemagne et l’enfer (des 1652 déportés du train, seuls 542 rentreront). Le train ne sera pas intercepté et le 31 juillet 1944 arrive à Hambourg puis stoppe à Bergedorf. Au bout de la rame et du ballast, un large portail grillagé de barbelés que surmonte un fronton semi-circulaire sur lequel il est inscrit : K.Z. Neuengamme.
La vie au camp et dans les Kommandos extérieurs, les conditions de détention, la violence continue des Kapos et des S.S., l’extermination par le travail forcé, la faim, la maladie,…Beaucoup a été dit déjà, et l’horreur valait pour tous.
Mon oncle portait le matricule 39 779. Il est ensuite embarqué pour le camp de Brème-Riespott puis pour celui de la Kriegsmarine, sur les sables au bord de la Weser. Là est construit un abri pour sous-marins, une immense cale sèche. Le travail est très dur, en particulier quand il s’agit de transférer les lourds sacs de ciment des péniches sur la rive et les chantiers. Les morts se multiplient et en novembre un nouveau contingent remplace les vides. En mars, la moitié de l’effectif aura disparu. À Farge où sont affectés certains des compagnons de résistance de mon oncle , la situation est plus dramatique encore, la vie y est proprement infernale dans les blocs privés d’air et de lumière. Et s’ajoutent les bombardements alliés sur Brême et les chantiers de construction.
Mi-avril 1945, les combats se rapprochent et l’espoir d’une libération imminente se renforce mais aussi la crainte de représailles aveugles.
Vient l’ordre d’évacuation.
Du mouroir à la noyade
Tous ceux qui ne peuvent plus marcher, les grabataires, les quasi- squelettes, les presque cadavres sont poussés dans les wagons d’un train de marchandises. Direction le camp de prisonniers de Sandbostel. Ils sont ainsi 9500 dont 3000 mourront pendant le transport ou les jours qui suivirent. D’autres aboutiront à Bergen – Belsen : mouroirs et charniers.
Les déportés valides sont acheminés par la route. Premier arrêt à Farge, cette monstruosité concentrationnaire. Le troisième jour, la colonne est embarquée dans un train de fret pour rejoindre… Le camp central de Neuengamme, block 13. Après une nuit d’alertes et de rixes, nouveau départ, nouveaux wagons jusqu’à Travemünde. Et transfert à fond de cale du paquebot Cap Arcona dans des conditions honteuses, épouvantables avant, pour les Français ( dans le cadre d’une négociation avec les autorités suédoises), d’un nouveau transit vers le modeste cargo Athen. Le 3 mai, en début d’après-midi, les avions alliés bombardent les navires – Cap Arcona, Thielbeck, Deutschland – battant pavillon nazi qui sont ancrés au large. C’est l’effroyable tragédie. 7300 déportés y perdront la vie. L’ Athen qui avait levé l’ancre parvient à accoster à un ponton dans le port de Neustadt. L’équipage a abandonné le navire. Au prix d’une longue attente et d’un dernier péril, les déportés de l’Athen rejoignent la terre ferme, s’éloignent de la mer, fuient le danger. En face, arrivent des chars, ils sont anglais ! Libérés!
À la mémoire de José Domènech, combattant républicain de la guerre d’Espagne, exilé en France, résistant, arrêté alors qu’il cherchait à rejoindre l’Angleterre. Incarcéré à Rennes, il y rencontre mon oncle. Ils ne se quitteront plus jusqu’à Neuengamme et la baie de Lübeck et resteront amis, frères pour la vie.
Réflexions personnelles
L’histoire de la guerre de mon oncle ne s’arrête pas là ; il y aura le retour à la vie de famille, au quotidien du travail et de la réussite professionnelle, et surtout il y aura l’homme qu’il est devenu et dont la seule présence suffira à éclairer ( et parfois ombrer) la vie de ses proches, ma vie en particulier. Même au temps de mon ignorance ou de ma longue indifférence à tous ces événements, par sa seule présence de son vivant ou par ce texte qu’il avait composé au soir de sa vie et que je porte depuis près de 40 ans, il aura été à la fois un guide et un exemple hors d’atteinte.
Le retour à la famille. Et à une nouvelle tragédie : Gisèle, leur fille, meurt en septembre 1946. Elle venait d’avoir 3 ans. Ils n’en parleront jamais, pas plus que mon oncle ne parlera de sa guerre, ni à son fils, ni à moi, ni à la famille ou aux amis. Personne. Rien sur l’horreur, rien sur l’héroïsme. Bien sûr, on savait tous qu’il y avait eu une guerre et que Serge y avait pris sa part. Et puis il y avait cet insigne à la boutonnière de sa veste, les camarades qu’il visitait ou recevait à la maison, certains, haut gradés, en uniforme. Et dans la bibliothèque tous ces livres sur la déportation, les camps de concentration. Surtout, il y avait le respect que suscitait sa personnalité, une autorité de chef de clan forgée au fil de son parcours, l’expérience de la guerre et des camps ayant été décisive.
Il n’en parlait pas mais ce silence nourrissait l’admiration qu’on pouvait lui porter.
Enfin, il y a ce texte, cette histoire qui est un présent à sa mémoire, à celle de ma tante, pour leur générosité à mon égard. Je lui dois tant, qu’il s’agisse de certains de mes choix de carrière ou de mes goûts, autodidacte il était musicien et il écrivait. Avec modestie. Ne lui dois-je pas aussi cette émotion ces jours derniers à Neustadt et à Neuengamme. Son document est aussi un appel émouvant, les noms de ses camarades, beaucoup disparus au camp ou en baie de Lübeck, y sont cités en nombre, contre l’oubli, pour qu’ils vivent encore un peu. Aujourd’hui, je voudrais relire ce qu’il a écrit, assis près de lui sous les mûriers, page par page, j’ai mille questions…